Diffusion du positivisme
Le positivisme, pendant et après Comte, s’est diffusé en France, mais aussi en Europe et en Amérique. De son vivant, Auguste Comte eut de nombreux disciples en France et dans plusieurs pays, membres de la société positiviste ou sympathisants du positivisme. Mais au-delà des disciples, le paysage intellectuel français de la fin du XIXe siècle fut marqué par le positivisme dans des domaines et grâce à des hommes très différents : Hippolyte Taine, Ernest Renan, Émile Durkheim, Jules Ferry, Charles Maurras… Tous ont une dette plus ou moins grande envers Comte et ses idées. De plus, le positivisme s’est aussi développé au-delà de nos frontières.
La succession d’Auguste Comte
Comte s’est éteint brutalement en 1857, sans désigner de successeur à la tête de « l’Église positiviste ». Il avait désigné treize exécuteurs testamentaires, sous la présidence de Pierre Laffitte, son disciple et confident de la première heure. Dès 1858 s’est organisée une vie intense de la communauté positiviste autour de Pierre Laffitte, reconnu comme directeur du positivisme par les disciples historiques. La société positiviste continua ses réunions hebdomadaires au domicile d’Auguste Comte, sous la présidence de l’ouvrier menuisier Fabien Magnin, disciple de la première heure. Les disciples historiques comme le docteur Robinet écrivaient de nombreux articles et ouvrages pour faire connaître la vie et la pensée du Maître. Il s’agissait, selon eux d’un « devoir de propagande ». Quant à Laffitte, il privilégie l’action d’enseignement. Il professe son cours sur « les grands types de l’Humanité » puis la « philosophie première » et enfin « la science sociale et la morale positives ». Jusqu’en 1870, c’est dans l’appartement d’Auguste Comte qu’il enseigne, puis, devant un auditoire plus nombreux à la salle Gerson, dépendante de la Sorbonne. Au fil du temps, les positivistes organisèrent des banquets, des fêtes et des célébrations en l’honneur des grands hommes comme Diderot, Condorcet ou Danton. Bientôt les sympathisants positivistes seront plus de deux cent cinquante à contribuer au « subside positiviste », destiné à l’entretien de l’appartement sacré et à la pension de Sophie Bliaux. Ils entretenaient des relations avec les foyers positivistes à l’étranger, notamment en Angleterre, au Brésil et au Chili.
Un impact certain à l’étranger
Le positivisme passa les frontières : en Angleterre, il toucha aussi bien les milieux ouvriers que religieux. Ses principaux apôtres outre-manche se nomment Richard Congreve, Georges Lewes ou George Eliot. Le Royaume Uni est, historiquement, le premier foyer de développement du positivisme, dont le rayonnement dura jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ailleurs en Europe, il eut une influence considérable comme en République tchèque ou en Turquie, notamment dans le mouvement des jeunes turcs (Ahmed Riza, président du parlement turc au début du XXe siècle, fut positiviste). Mais c’est en Amérique Latine que le positivisme trouva son plus grand écho, spécifiquement au Brésil. Ce sont des militaires positivistes brésiliens qui mirent en place la République au Brésil en 1889. La devise comtienne « ordre et progrès » orne d’ailleurs toujours le drapeau brésilien. C’est dans ce grand pays d’Amérique du sud que s’est le mieux propagée la doctrine comtienne, sans doute à un moment où le Brésil devait trouver un nouvel élan, un nouveau dynamisme fondé sur des idées neuves. La philosophie d’Auguste Comte a fait partie des éléments forts de l’implantation puis de la consolidation des idées républicaines au Brésil. Il joua un rôle certain dans la reconnaissance des droits des indigènes et pour l’abolition définitive de l’esclavage.
Postérité politique du positivisme en France
Le positivisme se confond presque avec l’histoire de la Troisième République. En effet, les positivistes prirent part au débat politique en France dès l’établissement de la Troisième République en 1870. Ils soutinrent l’action de Léon Gambetta, de Jules Ferry et défendirent le développement de l’instruction populaire. Comte était devenu l’un des philosophes les plus lus (à défaut d’être le mieux compris) de la Troisième République. Il était étudié à l’école mais sa pensée a été diversement interprétée. Les positivistes français s’associèrent à leurs homologues britanniques qui s’exprimèrent avec vigueur contre les guerres coloniales et la répression des Cipayes en Inde. Les positivistes furent aussi très présents dans le débat social, notamment dans les échanges concernant les relations entre le capital et le travail. Les prolétaires positivistes ont participé aux congrès ouvriers dans les différents pays d’Europe. Les cours dispensés dans le cadre de l’Association polytechnique ayant mis Comte en contact avec les prolétaires parisiens, il avait été très tôt sensibilisé à la question ouvrière ; c’est ainsi qu’il avait choisi comme président de la Société Positiviste un ouvrier menuisier, Fabien Magnin. Plus tard, lorsque la Troisième République, soucieuse de paix sociale, eut à organiser le monde du travail, elle fit donc appel aux positivistes Charles Jeannolle et Emile Corra, mais aussi Isidore Finance et Auguste Keufer jouèrent ainsi un rôle important dans la création et le fonctionnement du Conseil Supérieur du Travail et de l’Office du Travail. Après la guerre de 1914, la création du Bureau International du Travail, à Genève, doit beaucoup à leurs efforts, comme à ceux de Maurice Ajam (1861-1944), un député proche des milieux positivistes. Plus loin dans le XXe siècle, Comte a inspiré deux types de lectures : une lecture « républicaine » avec le philosophe Alain et son idée d’un « citoyen contre les pouvoirs » et une lecture « nationaliste » avec Barrès ou Maurras, qui appréciaient l’idée que « les vivants sont gouvernés par les morts ».
Jules Ferry
L’influence d’Auguste Comte sur Jules Ferry a été suffisamment importante pour que l’on s’y attarde. Ferry avait lu et compris Comte. Il a été initié au positivisme par l’un des disciples de Comte, Philémon Deroisin, ancien maire de Versailles. Ferry ne fut pas lui même un disciple du locataire de la rue Monsieur Le Prince et fit l’effort d’assimiler la pensée comtienne à travers sa propre personnalité. Il se déclara publiquement et pratiquement en faveur du positivisme, devenu pour lui la philosophie destinée à servir de fondement à tout l’enseignement. Ainsi, en France, durant la IIIe république, l’école subit fortement l’influence de la doctrine positiviste, notamment dans les programmes d’enseignement et dans l’administration scolaire. On compte plusieurs professeurs parmi les sympathisants et les disciples au sein de la société positiviste dans le dernier tiers du XIXe siècle. Deux idées fortes de la philosophie positive, Humanité et Patrie, remplacèrent Dieu et le christianisme dans les écoles françaises. Léon Bourgeois, ministre de l’instruction publique, déclarait en 1891 que ces deux idées devaient inspirer désormais « tout enseignement ».
Léon Gambetta
Léon Gambetta, n’a sans doute pas lu les œuvres complètes d’Auguste Comte mais a découvert le positivisme à travers l’ouvrage d’Émile Littré La Philosophie Positive. Il semble que ce mouvement d’idées qu’il admire ait été moins présent en lui que chez Jules Ferry malgré ses liens avec Littré et les positivistes orthodoxes via Pierre Laffitte. Président de la chambre des députés, il avait néanmoins publiquement affirmé son adhésion au positivisme en décrétant que Comte était « le plus puissant penseur du siècle » et le fondateur « d’une véritable science positive, cette méthode sévèrement tracée, plus sévèrement pratiquée ». Sa vision politique, fondée sur une connaissance objective des réalités sociales, est bien entendu à rapprocher, d’une certaine manière, de celle d’Auguste Comte.
Georges Clemenceau
Il peut paraître saugrenu d’associer le « Tigre » Clemenceau à la pensée d’Auguste Comte. Pourtant, la connexion existe bel et bien. C’est dans la jeunesse de Clemenceau que l’influence du fondateur du positivisme semble la plus décisive. Ses parents, républicains convaincus et engagés, étaient déjà influencés par le positivisme. Durant ses études de médecine, il rencontre Charles Robin, un ami et disciple de Comte, qui dirige sa thèse. Robin avait écrit, en 1864, une « analyse du Cours de philosophie positive d’Auguste Comte » dans le Journal d’anatomie et de physiologie. C’est sans doute à ce moment que Clemenceau décida de traduire en français l’ouvrage Auguste Comte et le positivisme de John Stuart Mill qu’il admire et rencontre grâce à son père en 1865. En effet, fort d’une expérience anglaise et américaine, le jeune Clemenceau avait acquis, en plus de son intérêt pour le positivisme français, une solide culture philosophique anglo-saxonne. L’influence du positivisme se fit ressentir plus tard chez Clemenceau dans un rejet partagé avec Comte de la théologie, notamment lors des débats sur la séparation de l’Église et de l’État.
Le positivisme en Angleterre
Le Cours de philosophie positive trouva ses premiers admirateurs non en France mais en Grande-Bretagne. L’Angleterre victorienne s’est montrée assez réceptive aux idées de Comte. Le premier fut John Stuart Mill (Voir par ailleurs). Groupés autour de l’ancien pasteur anglican et professeur à Oxford, Richard Congreve, du juriste Frédéric Harrison, de l’historien Edward-Spencer Beesly et du médecin John Henry Bridges, les positivistes anglais orthodoxes formèrent à leur début un groupe dynamique, qui a beaucoup œuvré en faveur de la création d’institutions internationales, notamment lors de la conférence pour la paix de La Haye en 1899. Chacun d’entre eux se consacrait à la diffusion du positivisme à travers des conférences, des cercles de discussion et tout un processus de propagande. Cette activité intense trouva un premier achèvement avec l’inauguration du premier temple positiviste à Londres, dirigé par Congreve. A partir de 1870, toutefois, un temple dissident fut fondé à Londres par Harrison à Newton Hall. Outre Londres, il existait plusieurs temples et églises dans le pays, plus ou moins orthodoxes. Ces temples positivistes ont tous été fondés dans les 20-30 années précédant la première guerre mondiale. Il y a eu des signes de renouveau de la ferveur positiviste durant cette période. Mais, après la guerre, le nombre de disciples s’effondrait et le mouvement s’essouffla. L’influence s’est exercée jusque dans la littérature, comme en témoigne l’œuvre de George Eliot. Un homme comme Herbert Spencer, le grand philosophe anglais de la seconde moitié du XIXe siècle doit beaucoup aux idées d’Auguste Comte. Il en va de même pour beaucoup de ceux qui ont contribué Outre-Manche à la naissance de la sociologie, comme Patrick Geddes.
Le Positivisme au Brésil
Les premiers cheminements du positivisme au Brésil sont assez énigmatiques : dès le début des années 1850, un courant d’infiltration positiviste apparaît dans des ouvrages mathématiques et dans les thèses scientifiques présentées à l’École Militaire de Rio. Un groupe de jeunes positivistes brésiliens étudiant à Bruxelles, dans les années 1860, aurait, en outre, été lié au groupe de la Rue Monsieur-le-Prince. En rentrant au pays, ils auraient ramené les œuvres de Comte et des idées qu’ils auraient transcrites dans leurs propres travaux. L’ École militaire de Rio s’avère avoir été un lieu fort de pénétration des idées positivistes au Brésil. Le rôle de Nisia Floresta Brasilera, une des rares femmes positivistes, qui aurait suivi l’enseignement de Comte et a correspondu avec lui, a probablement son importance. Elle fut l’une des premières féministes de son pays, aida à la diffusion du positivisme et à l’abolition de l’esclavage au Brésil. Les positivistes brésiliens célèbres sont Benjamin Constant Meghaeles, Miguel Lemos, fondateur du temple positiviste de Rio et Raymundo Teixeira Mendes, tous élèves de l’École de Rio, devenue Polytechnique. Il existe depuis 1891, à Rio un Temple de l’Humanité, où des messes positivistes sont toujours données et où sont rappelées les valeurs humanistes enseignées par le positivisme. C’est de l’influence des théories de Comte que le Brésil a tiré sa devise nationale « Ordem et progresso » (ordre et progrès). Cette devise orne toujours le drapeau du pays. Elle est présente depuis 1889, date de mise en place de la République. Celle-ci vit le jour grâce notamment à Benjamin Constant qui eut un rôle déterminant : officier et professeur de mathématiques, il jouissait d’un grand prestige dans l’armée brésilienne. Il fut un lecteur assidu du Cours et devint positiviste. Il était très écouté et joua un rôle non négligeable dans les transformations politiques qu’allait connaître le Brésil en 1889. Une église positiviste fut créée par Lemos et Teixera-Mendes en 1881. Le gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul, Julio Prates de Castilhos, édifia la Constitution de cette région du Brésil d’après les idées positivistes, seul exemple connu de réalisation concrète inspirée de la philosophie de Comte.
Positivisme en Turquie
Le cas de la Turquie est particulièrement intéressant puisque c’est grâce aux positivistes qu’un État laïque a pu succéder à l’empire ottoman à une époque où les méfaits du fondamentalisme religieux deviennent de plus en plus inquiétants. Comme en témoigne la lettre qui figure au début du tome III du Système de politique positive, Comte avait espéré rallier le Grand vizir Mustafa Resid Pacha à ses vues. Il lui avait adressé cette lettre en 1853, l’invitant à embrasser la Religion de l’Humanité. Cette tentative ne produisit sur le coup aucun effet mais les rapprochements avec la Turquie se poursuivirent après la mort de Comte. En 1877, Midhat Pachat (1822-1884), Grand Vizir et père de la première constitution ottomane, reçut, lors d’un voyage à Paris, une délégation positiviste emmenée par Pierre Laffitte. Le premier contact sérieux se fait par l’intermédiaire de Besir Fuad (1852-1887), un intellectuel turc formé aux sciences de par son éducation militaire. Formé aux idées comtistes, il développa de son côté une conception matérialiste et quasi mystique de la science qu’il défendra jusqu’à sa mort, à 35 ans. Son exemple isolé fut relayé de manière plus sérieuse un peu plus tard par Ahmed Riza Bey (1859-1930). Homme politique de premier plan, président de l’assemblée des députés, puis exilé à Paris, où il devint membre du Comité positiviste international, il fut le maître à penser des Jeunes Turcs, dont la devise « Union et Progrès » reprenait en partie celle proposée par Comte. Il fut formé au positivisme par sa lecture des ouvrages du docteur Robinet au début des années 1880. Ancien professeur de chimie et directeur de l’Instruction publique en Turquie, Riza prononça un discours sur la tombe d’Auguste Comte dans lequel il affirme haut et fort sa conversion au positivisme. S’il ne contribua pas directement à l’évolution de la pensée comtiste, du moins fut il apprécié par les positivistes orthodoxes et connu comme le plus fameux représentant musulman du mouvement. Le journaliste et historien Youssouf Fehmi, un jeune turc installé à Paris, contribua à entretenir les liens avec les positivistes français après 1908, en adhérant à la Société positiviste internationale.
Bibliographie :
P. Arbousse-Bastide, Le positivisme politique et religieux au Brésil, Turnhout, Brepols, 2012
S.J. Gruber, Le positivisme depuis Comte jusqu’à nos jours, Paris, Lethielleux, 1893
G. Isikcel et E. Szurek (dir.), Turcs et Français Une histoire culturelle (1860-1960), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014
C. Nicolet, L’idée républicaine, Paris, Gallimard, 1982
W.-M. Simon, European positivism in the XIXth Century. An essay in Intellectual History, New York, Cornell University press, 1963
J.-C. Wartelle, Histoire de l’Église positiviste (1849-1956), Paris, L’Harmattan, 2001